L’art primitif
La découverte de l’ « art primitif » : un art de la force
Alors qu’en ce qui concerne les civilisations anciennes la dissociation de l’art de son environnement culturel est une pratique depuis longtemps admise, sans être légitime pour autant, il a fallu une circonstance historique particulière pour qu’il en fût ainsi de l’art dit » primitif « .
Cet art devait d’abord être » découvert « . Comme on le sait, cela se produisit au début de notre siècle, après bien des hésitations, et c’st principalement à une jeune génération d’artistes en France et en Allemagne qu’on le doit. Avant eux, jamais personne ne s’était réclamé de la forme et de l’expression d’une façon aussi radicale et aussi exclusive. Et c’était cela, précisément, qu’ils découvraient dans l’art des peuples. « primitifs » une puissance formelle exceptionnelle, alliée à une force d’expression tout aussi exceptionnelle. Au moment où se manifestait dans l’art européen un nouvel élan vital qui transformait l’aspect extérieur des choses, on devait nécessairement s’intéresser à un art dont la notion de » force » constituait l’axe central.
Cependant, ce serait faire preuve de trop de légèreté que de voir dans cette » force » une caractéristique commune à tous les arts » primitifs » et il faut s’interroger sur la validité de ce point de vue. Y a-t-il quelque chose qui distingue cet art – ou plutôt l’art de l’Afrique noire, pour en rester à notre sujet – de celui de toutes les cultures » supérieures » ? Existe-t-il un critère qui s’applique à l’art de chaque région, de chaque ethnie, de chaque société en Afrique? Cette question s’impose ici avec autant d’insistance que dans d’autres cas concernant l’histoire de l’art. Si l’on tient compte d’une part de la sédimentation historique des cultures africaines, dont l’image d’ensemble présente des différences considérables sur le plan vertical, et d’autre part de l’incroyable diversité des formes d’expression artistique que l’on rencontre dans les vastes espaces de la » sculpture nègre « , on est vite découragé d’y répondre. Il en est d’autant plus ainsi que l’ethnologie, devant les résultats de ses recherches de plus en plus poussées au cours des dernières décennies, a adopté une attitude de scepticisme à l’égard des généralisations, pour ne laisser subsister qu’une science spécialisée, vérifiée par l’ enquête sur le terrain.
Faut-il dès lors, devant la multiplicité des phénomènes, renoncer à formuler des généralités et des principes, au risque de ne jamais dépasser le stade de la spéculation ? N’ est-il pas légitime, et même nécessaire, dans ce cas, de dégager les principes caractéristiques d’un art, comme on l’a fait pour celui de la Renaissance européenne, pourtant individualisé à l’extrême, de Giotto au Titien, de Jan van Eyck à Dürer ? Dans ce domaine, les spécialistes n’ont jamais hésité à formuler des généralités. La question d’une identité commune de l’art africain – qui suppose aussi une esthétique commune – se pose d’une manière inéluctable et incontournable, et concerne particulièrement celui dont l’intérêt ne se limite pas à ce seul art mais embrasse celui de toutes les civilisations, depuis Altamira jusqu’à nos jours.
L’identité africaine, aussi difficile soit-elle à définir, s’impose à lui avec évidence. S’il en est ainsi, s’il est vrai qu’il y a quelque chose de spécifiquement africain dans l’art de ce continent- ou encore, plus précisément, dans les statues en bois de l’Afrique noire – il doit être possible de la cerner malgré toutes les différences et les différenciations. La diversité de cet art est grande, c’est certain. Son pluralisme stylistique ne se manifeste pas seulement d’une région ou d’une ethnie à l’autre, mais encore à l’intérieur d’un même groupe social. La large gamme de ses possibilités d’expression comprend aussi bien une stylisation presque géométrique qu’un style que l’on pourrait presque qualifier de naturaliste. Si, dans certaines régions, ces deux tendances stylistiques extrêmes peuvent parfois se chevaucher – comme par exemple dans le Soudan occidental d’un côté, et la Côte d’Ivoire et le Nigeria, relativement proches, de l’autre – elles peuvent aussi coexister de manière stupéfiante, comme on peut le voir en considérant des masques de types tout à fait opposés, comme ceux des Baoulé de Côte d’Ivoire. Il est pratiquement impossible – et on peut le regretter – d’établir une relation entre le contexte géographique et l’une ou l’autre forme artistique (il n’existe pas, par exemple, une tendance plus poussée à l’abstraction en savane, ou plus de naturalisme en forêt tropicale).
Trop de faits contredisent cette classification d’une simplicité séduisante. Il suffit de considérer l’art du Soudan occidental et du Zaïre pour constater la coexistence en savane de formes d’art tout à fait opposées – ici le type » géométrique « , là une » plasticité curviligne « .La diversité des styles locaux ne reflète pas non plus de façon évidente et immédiate la diversité des formes d’organisation sociale. Par contre, on remarque que chaque fois que l’on considère une région qui a eu un passé féodal, celui-ci se retrouve dans l’activité artistique récente, et cela sous deux formes: soit par une tendance au naturalisme, soit par une tendance à l’abstraction géométrique. On rencontre l’une et l’autre, par exemple, chez les Yoruba du Nigeria, chez qui la résonance de l’ancien art du Bénin est évidente, ou encore chez les Kuba du centre du Zaïre, où l’existence d’un royaume puissant a également favorisé le développement d’un » art de cour « .
Enfin, n’oublions pas que l’Afrique a subi de nombreuses influences extérieures, dont celle de l’islam, particulièrement orienté vers l’abstraction. Par contre les différences sociales existant au sein des tribus ou des groupes ethniques se décèlent moins dans le style que dans une certaine » qualité » sculpturale, les pièces » les meilleures » et les plus » significatives » étant détenues par les dignitaires, alors que les villageois devaient se contenter de sculptures moins élaborées. Il arrive que certains types de statues ou de masques soient associés aux différents grades de la hiérarchie de la société. Mais ces pôles stylistiques ne coïncident pas pour autant avec les positions sociales.
Etude généraliste sur l’art africain de Werner SCHMALENBACH extraite d’ARTS de l’Afrique noire : pages 9 à 25, (éditeur: Fondation Maeght, 06570 Saint-Paul-de-Vence), 1989, copyrights: « Prestel-Verlag », Münich, 1988 pour l’édition allemande, et « Editions Fernand Nathan », Paris, 1988 pour l’édition française .