Le vrai et le faux dans l’art premier

L’une possède des scarifications superbes, un corps élancé, un visage en forme de coeur. C’est une statuette malinké (Guinée) d’une grande élégance, qui semble incarner la fierté de tout son peuple. L’autre est une maternité sénoufo (Côte d’Ivoire) très sobre, recouverte de cet enduit noir et huileux qui confère aux objets d’art africains une aura mystérieuse. Pourtant, ces deux statuettes sont fausses. Ou, plus exactement, elles sont « inauthentiques », car des statuettes véritablement fausses (si l’on peut dire !) auraient été fabriquées pour tromper délibérément, ce qui n’est pas le cas ici. Aux yeux des spécialistes, une pièce d’art premier n’est vraie que si elle a « pris place dans un système symbolique », c’est-à-dire si elle a participé aux rituels de la communauté dont elle vient. Elle doit présenter la fameuse « patine d’usage » prouvant qu’elle a bel et bien vécu avant d’atterrir sur un socle ou derrière une vitrine. Anciennes, ces deux statuettes le sont, puisqu’elles ont été collectées en Afrique entre 1910 et 1920. Mais authentiques, non, car elles ont été réalisées spécialement pour les colons vivant en Afrique.

Dès le début de la période coloniale, les Africains ont su répondre à l’engouement des Blancs pour l’« art nègre ». Trocs et ventes s’organisent, mais aussi créations d’objets spéci­fiquement fabriqués pour les Eu­ropéens. Parfois des répliques à l’identique d’objets existants, vendus « neufs » ; parfois des pièces mieux adaptées au goût des Blancs (et à leur idée de l’idéal africain), plus stylisées ou au contraire simplifiées. « Toute cette production réalisée durant la période coloniale est hélas complètement laissée de côté par les musées », explique Laurick Zerbini, commissaire de l’exposition actuellement présentée au musée de Grenoble. Fait rare, cette historienne de l’art a consacré une salle entière à une dizaine de ces vrais-faux objets, avec des cartels expliquant clairement leur statut, leur provenance et leurs particularités. Autant de traces d’un métissage sur lesquelles le milieu du marché de l’art et les institutions sont en général plutôt discrets. Car nombre d’objets collectés dès la fin du XIXe siècle, qui ont inondé les musées ethnographiques naissant en Europe, datent de cette période. « Ils peuvent représenter jusqu’à 10 % des collections », estime Laurick Zerbini.

L’art africain est anonyme, pense-t-on. Pourtant, on sait qu’à cette époque un même sculpteur africain pouvait réaliser une pièce destinée au culte de sa propre communauté (donc « sacralisée »), un exemplaire utilisé pour les festivités coloniales et un objet de décoration pour les colons. Chacun étant réalisé avec le même savoir-faire et les mêmes matériaux, lequel des trois est au­jourd’hui jugé le plus authentique ? Assurément celui qui a « dansé », comme disent les initiés, lors des cérémonies rituelles. Mais que penser de son jumeau confectionné pour une manifestation profane, par exemple la fête nationale ? Suivant quels critères serait-il moins « folklorique » que celui fabriqué pour le salon du gouverneur local ?

Dans L’Afrique fantôme (1934), Michel Leiris décrit en détail ces fêtes villageoises orchestrées par l’administration coloniale. Nul doute que les costumes, masques, instruments de musique qu’il y observait étaient ensuite vendus pour « l’export ». Avec en prime la garantie d’avoir effectivement dansé… mais pour le 14 Juillet. Pour les collectionneurs privés, la sacro-sainte règle de l’usage est sans appel. L’amulette doit avoir protégé, la massue assommé, le couteau de circoncision coupé. S’il y a un doute, c’est tout l’imaginaire qui s’effondre. Pour les musées, gardiens d’un passé colonial décidément pas facile à digérer, les masques finiront-ils un jour par tomber ?

Mark Johnson

Sophie Cachon

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